top of page

Wood Land School : 

Kahatenhstánion tsi na’tetiatere ne Iotohrkó:wa tánon Iotohrha

Traçant des lignes de janvier à décembre

Publications

 

Lettre sans titre

par Brian Jungen

 

 

J’ai arrêté de dessiner en 1998. J’ai abandonné le dessin en faveur de la sculpture, ce qui était nouveau pour moi à l'époque et m'a donné un élan que le dessin ne m'a jamais conféré. Pourtant, je dessinais depuis mon enfance, donc quand j’ai arrêté, à l'âge de 28 ans, j'ai supposé que je reviendrais au format du dessin à un moment donné.

 

Dès l'âge de 12 ans, j'ai commencé à dessiner des images en ayant recours aux médias et j'ai cessé de dessiner à partir de mon imagination. Je pense que cette transition était due à l’emprise que la télévision et les médias imprimés avaient sur mon cerveau d'adolescent, ainsi qu’à l'influence de mes pairs. J'ai utilisé le dessin comme un moyen de m’échapper de l’endroit où je vivais (le Nord de la Colombie-Britannique) et de me transporter dans ce que je voyais à la télévision (surtout en Californie du Sud, à Hawaii et à New York). Quand je me suis installé à Vancouver, à 18 ans, pour suivre des études en art, j'ai commencé à me servir du dessin comme outil pour poser des questions sur qui je suis en tant que Canadien autochtone, et en tant qu’homme gai aux allures nerd avec un pied dans la ville et un pied encore dans la boue du Nord de la Colombie-Britannique.

 

Après des études en art, j'ai déménagé à New York et y ai passé environ trois ans. Je dessinais parce que je n'avais ni argent ni espace pour faire autre chose, et j’étais en mesure de trouver un peu de réconfort dans une petite communauté de gens qui s’adonnaient activement au dessin à cette époque. J'ai alors rencontré Nicole Eisenman et son projet de dessin mural a eu une profonde influence sur moi. Le peu de temps que j'ai passé avec Nicole m'a convaincu que le dessin pouvait être un vecteur de liberté politique et artistique, et que je devais le prendre plus au sérieux. Elle et moi avions un style de dessin similaire, mais son travail avait une qualité retentissante profonde puisqu’elle déployait beaucoup plus d'efforts dans son travail que je ne le faisais à l'époque. J'ai quitté NY pour me consacrer sérieusement à l'art.

 

De retour à Vancouver, j'ai commencé à dessiner sur les matériaux les moins chers que je pouvais trouver afin de pouvoir sortir les dessins et les coller sur les bâtiments près de mon atelier, qui était situé dans le Downtown Eastside. Geoffrey Farmer et moi partagions cet atelier et nous utilisions le dessin pour nous pousser l’un l’autre, afin de voir jusqu’où nous pouvions nous rendre. J'utilisais des images provenant de piles du magazine National Geographic, et j’altérais parfois les figures pour les sexualiser, créant des tableaux explicites d'agressions queer/autochtones. Les outils de l'anthropologie et le regard de l'Occident sur les non-occidentaux m’intéressaient. Ces dessins étaient presque automatiques, remplis de traits superposés. J'en ai fait des centaines, mais il en reste très peu aujourd'hui. Je cherchais à jouer avec les stéréotypes de personnes autochtones, mais en y ajoutant un imaginaire des éléments queer et en diffusant littéralement ce travail dans les rues. Je voulais que les images soient directement accessibles au public sans la médiation des expositions. J’ai été ensuite sollicité pour un projet de dessin dans la rue, qui s’est avéré être ma première tentative d'installation artistique et le moment où j’ai commencé à délaisser le dessin.

 

Maintenant, j’ai 47 ans et je dessine à nouveau, mais cela n'a pas été facile. Il est difficile pour moi de m’emballer à propos du dessin, mais il joue un rôle essentiel dans le développement de toute ma pensée en art. J'utilise le dessin comme moyen pour parvenir à une fin, une fin autre que le dessin lui-même. Pour cette nouvelle série, j'utilise le papier comme un élément tridimensionnel, comme un outil dans le processus de laisser des marques. Les plis apparaissent là où je tourne le papier sur lui-même, dans le but de l'utiliser comme une arête pour les crayons de couleur. À certains endroits, il y a des images des deux côtés du papier, mais un seul côté est mis à découvert.

Je veux que le papier soit présent. Les dessins se trouvent, après tout, sur une surface qui existe dans le monde des objets.

 

Je retourne également aux médias de masse comme source d’inspiration, seulement maintenant j'utilise des images issues d’applications de rencontres pour gais. Je veux que ces dessins reflètent qui je suis à ce point de ma vie. J'aime que ces applications fournissent une matière inépuisable et que des hommes dans des endroits reculés comme le Nord de la Colombie-Britannique puissent partager avec le monde un peu (ou beaucoup) d'eux-mêmes. Les médias sociaux, voilà où nous en sommes en tant que société; ils donnent l’illusion d'être plus proches les uns des autres. Mais je crains que nous ne devenions plus éloignés. Cela ne prend que quelques secondes pour mettre en ligne ou supprimer un selfie; ces dessins dureront plus longtemps. Peut-être que ces dessins peuvent partager un peu de la solitude, de l'humour et de la célébration qui réside en chacun de nous. 

 

mars 2017

 

- Rédigée à l’occasion du lancement d'une nouvelle série de dessins spécialement produite pour Wood Land School: Kahatenhstánion tsi na’tetiatere ne Iotohrkó:wa tánon Iotohrha / Traçant des lignes de janvier à décembre 

 

Annie Pootoogook : 1969-2016

par Heather Igloliorte

 

Annie Pootoogook est décédée. À travers tout l’Inuit Nunangat (les quatre régions inuites du Canada), les Inuits sont en deuil, en même temps que nous célébrons sa vie et ses accomplissements. Pootoogook était une artiste extrêmement influente, qui a à jamais transformé le visage de l’art inuit. Nous avons pour cela une énorme dette à l’égard de son héritage artistique. 

 

Je n’ai rencontré Pootoogook que quelques fois pendant les sept ans que j’ai vécu à Ottawa. J’étais alors une étudiante inuk aux cycles supérieurs travaillant sur l’histoire de l’art inuit, et j’étais un peu stupéfaite d’admiration devant sa renommée et son talent. Au cours de nos quelques rencontres, j’ai néanmoins été frappée par sa gentillesse et son ouverture.

 

À en juger par les épanchements de tristesse et de remémoration à travers les réseaux sociaux la fin de semaine dernière, plusieurs ici dans le Sud du Canada ressentent ces mêmes émotions. Je joins ma voix à celles à travers le Nord et le Sud pour offrir à sa famille mes condoléances les plus sincères durant cette période difficile.

 

Je ne la connaissais pas personnellement, sauf de la façon dont nous la connaissions tous, à travers son art. C’est donc en tant qu’historienne de l’art inuk que j’ai composé ce court hommage, en reconnaissance à sa contribution majeure et pérenne.

 

L’héritage de Pootoogook est significatif. Elle a irrévocablement transformé le panorama de l’art inuit en perçant le plafond de verre de l’« art ethnique » et en ancrant l’art inuit dans le courant de l’art contemporain quand elle a gagné le prix Sobey pour les arts en 2006.

 

Après une remarquable période d’expositions à la Feheley Fine Arts, son exposition solo à la galerie Power Plant marqua un point tournant. Ceci mena à sa nomination, puis à sa victoire du prix Sobey, catapultant ainsi l’artiste à une renommée internationale. S’ensuivirent rapidement une résidence internationale et son inclusion dans la Biennale de Montréal et la foire Art Basel, toutes deux en 2007.

 

Sa stature d’artiste internationale fut cimentée par sa participation à la Documenta 12 à Kassel, en Allemagne ; elle était la première artiste inuite à y être représentée. Dans les années suivantes, ses œuvres furent montrées au National Museum of the American Indian (New York) et dans l’exposition Oh, Canada (Mass MoCA) en 2014. Avec ses dessins intelligents et sans prétention, elle a su capturer l’attention du monde international de l’art, qu’elle maintint des années durant, gardant la porte ouverte pour que d’autres artistes inuits puissent aussi entrer dans le processus.

 

Ses œuvres réfléchies, humoristiques, ouvertes, satiriques, amusantes et courageuses ont attiré de nouveaux publics et de nouvelles compréhensions de ce que pouvait être l’art inuit, tout en montrant le Nord au Sud d’une façon qui jusque là n’avait pas encore été perçue.

 

Alors que ce sont ses œuvres montrant l’abus d’alcool, le suicide ou la violence domestique qui ont attiré beaucoup d’attention, sa grande avancée, pour moi, était sa révélation d’intérieurs et de scènes quotidiennes. Tout comme sa mère Napachie Pootoogook et sa grand-mère Pitseolak Ashoona avant elle, Annie Pootoogook a créé des œuvres qui révèlent la vie quotidienne dans l’Arctique pour plusieurs à travers l’Inuit Nunangat dans ses moindres détails.

 

Son art défia les attentes du public quant aux igloos et aux attelages de chiens et révéla à leur place nos maisons construites comme des boîtes d’allumettes avec leurs planchers laminés et leurs maigres décorations ; le Magasin du Nord avec ses réfrigérateurs remplis de soupers congelés brûlés par le froid ; l’activité silencieuse de l’imprimerie ; ou les après-midis paresseux passés à regarder la télévision vulgaire du créneau de jour importée de loin. Elle surprit les regardeurs avec ses représentations habiles d’objets banals : un soutien-gorge, une paire de lunettes, une pipe ou alors (ma préférée) des rangées colorées de sous-vêtements pour hommes.

 

Ses images ont dé-exotisé l’Arctique. Et pourtant, en même temps, elles ont mis en évidence l’énormité de la distance entre les vies des Canadiens du Sud et celles de leurs voisins dans l’Inuit Nunangat, et le peu de connaissances qu’a le Sud de l’expérience de vie dans le Nord. Des scènes où l’on partage le dépeçage d’omble crue par terre, où l’on taille en pièces une baleine sur la plage, où l’on fait bouillir de la viande de phoque ou du thé sur un réchaud Coleman dans une tente ou dans votre salon : voilà des expériences propres à l’Arctique. Annie Pootoogook a tout montré. Pour ce cadeau extraordinaire, nous devrions tous lui être reconnaissants.

 

Heather Igloliorte est une historienne de l’art et commissaire inuk. Elle vient de Nunatsiavut, mais habite présentement à Montréal, où elle est professeure d’histoire de l’art autochtone et détient une chaire de recherche en Histoire de l’art autochtone et engagement communautaire de l’Université Concordia.

 

Traduction Ersy Contogouris

 

Publié initialement dans canadianart.ca, 27 septembre 2016

 

Annie Pootoogook
Brian Jungen
bottom of page