Photos: Freddy Arciniegas - Arcpixel
ÉVÉNEMENTS
Vernissage
Jeudi 18 janvier
De 17h30 à 22h00
L'ouverture de l'exposition Histoire(s) de territoire(s) est aussi lancement du numéro 273 de la revue Vie des Arts, dont le dossier thématique est intitulé « Pratiques ».
Éventement Facebook
Visite guidée
En compagnie de Laurence Butet-Roch.
Samedi 20 janvier
De 14h00 à 15h00
Atelier Collage
avec Jessica Houston
Jeudi, le 15 février
de 17h30 à 19h30
Histoire(s) de territoire(s)
18.01 - 09.03.2024
Laurence Butet-Roch
Jessica Houston
Commissariat: Sophie Bertrand
Histoire(s) de territoire(s) présente les œuvres de Jessica Houston et de Laurence Butet-Roch. Les deux artistes s'intéressent de près à la justice environnementale et à la construction des récits à travers le prisme de l’histoire coloniale et des occupations de territoires. Chacune examine notamment la responsabilité de la documentation visuelle ancrée dans la mémoire collective, et proposent un dialogue entre archive et image contemporaine afin de réviser les narratifs unilatéraux et de (re)penser les lectures futures des récits historiques, à la lumière de nouveaux imaginaires.
Questionner les usages des archives permet de mettre l'emphase sur la réactualisation constante et nécessaire de celles-ci, pour revoir les trames de l'Histoire trop souvent détournées ou corrompues au profit d'un projet, qu'il soit politique, ethnographique, académique ou anthropologique. Ici, les pratiques artistiques tendent non pas à imposer un point de vue, mais à (ré)ouvrir la réflexion sur la fonction de ces documentations et leur rôle dans des stratégies de politique coloniale, plus qu'à favoriser leur censure. Car pour comprendre les désastres du passé à éviter pour nos futurs, il faut étendre vers des « poly-récits » où l'autorité de l'archive est confrontée et mise à mal.
Les fondements des sciences historiques reposent sur le principe de l'état actuel des connaissances. Les archives, qu’elles soient textuelles ou visuelles, ont souvent été un gage d'une vérité dominé par des pouvoirs en place, gommant bien souvent la valeur de la transmission des traditions orales. Les récits se sont appuyés pendant longtemps sur les archives textuelles. Puis, la photographie et l'image en mouvement sont devenues elles aussi de précieux supports de documentation dès la fin du XIXe siècle, agrémentant ces mêmes récits. Leurs usages ont permis de créer de nouveaux liens visuels entre passé, présent et futur. L'image et la vidéo ont rapidement été considérées comme postulat d'une réalité immuable. Ces médiums ont notamment joué un rôle ambigu dans une perception subjective des frontières et des territoires par le biais des illustrations de conquêtes, d'exploits et de prouesses de l'homme occidental. Heureusement, depuis quelques années, le patrimoine culturel immatériel(1) a été reconnu en tant qu’élément essentiel participant aux révisions de l'Histoire. L'accessibilité de ce patrimoine a permis de nous repositionner sur la signification des archives, d'élargir nos interprétations de celles-ci et de les remettre en question.
Par leur approche respective, Laurence Butet-Roch et Jessica Houston proposent de déplacer les points de vue et d'ouvrir les perspectives vers de nouveaux récits de territoires, en mettant à profit l’archive comme levier de réflexion.
L’installation de Laurence Butet-Roch intitulée Nos grand-pères étaient des chefs offre un dialogue entre une photographie documentaire contemporaine et des documents d'archives révélant l'expansion de la Chemical Valley en Ontario. Les complexes pétrochimiques implantés sur des territoires Anishinaabek depuis plus d'un demi-siècle ont contraint la communauté d'Aamjiwnaang à en subir les conséquences néfastes sur leur santé et sur leur paysage. À cet effet, une carte topographique du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien de la Sarnia Indian déployée en grand format, situe la Reserve No. 45 – appelée consécutivement the Upper St. Clair reserve, puis la réserve de Sarnia, avant de reprendre son nom d'origine, Aamjiwnaang (2). Trois fils de couleurs distinctes y délimitent les superficies attribuées : celle de la réserve établie selon le Traité 29 (1827), sa surface actuelle et l’espace occupé par les usines pétrochimiques. Depuis 1790, une succession de traités(3) a progressivement gommé l'étendue du territoire d'Aamjiwnaang – qui signifie «au cours d'eau frai» – réduisant de surcroît ses accès aux berges de la rivière Sainte-Clair.
Depuis près d'une dizaine d'année, Laurence Butet-Roch collabore avec les résident.es d'Aamjiwnaang et son Conseil. En mettant en regard les archives institutionnelles, véritables outils de communication et de promotion – à l'instar du billet canadien de 10 $ à l'effigie de la Polymer Corporation – avec les photographies qu'elle a réalisées, l'artiste nous encourage à examiner de manière critique, l'archive comme objet de domination étatique. Contraints, dans un premier temps, de reconnaitre la responsabilité du Canada et les conséquences de ses politiques coloniales, elle nous invite à regarder également l'histoire de la communauté qui se déroule ici et maintenant. Celle d'une résistance quotidienne qui continue d'habiter l'espace et de protéger activement sa faune et sa flore.
Laurence Butet-Roch a notamment convié la jeune génération à s’exprimer librement sur deux de ses images. Les participants ont ainsi traduit par des dessins colorés extraits de leur imaginaire et de leurs croyances, leur relation aux éléments et leur perspective du futur.
Le travail de Jessica Houston s'inscrit quant à lui dans le narratif de nouvelles représentations des pôles, en regard de l’histoire jusqu’alors influencée par les rapports des conquérants et des explorateurs masculins et blancs. S'intéressant à la déconstruction de cette posture dominante, l'artiste s'amuse des symboliques impérialistes engagées dans les expéditions successives et renouvelle les théories. Elle en profite pour reconfigurer le lien entre l'humain et la nature dans une conjoncture de l'imaginaire. Issues de différents projets, les œuvres montrées révèlent la recherche menée par Jessica Houston depuis plusieurs années autour de la définition ambivalente des notions de pôle Nord et de pôle Sud.
Dans ses collages se jouant des proportions, l’artiste utilise les archives du célèbre National géographic magazine, créé en 1888 aux États-Unis, pour suggérer de nouvelles propositions discursives. Durant plusieurs décennies, les producteurs d'images publiées dans la revue sont en grande majorité blancs et masculins, participant d’une tradition de récits visuels partiaux. Jessica Houston décide de venir rompre ceux-ci par des stratégies géométriques – découpage, aplat de couleur, pliage, montage – fracturant l'image dans le but d'offrir une polysémie des discours sur les régions circumpolaires par l'entremise de la technique du composite. Les histoires de pôle s'y confondent, et les figures des explorateurs Robert Peary ou Roald Amundsen s'effacent derrière les assemblages fictionnels de l'artiste, davantage inspirée par la nouvelle écoféministe «Sur» d'Ursula K. Le Guin(4), qui relate l’atteinte du pôle Sud en décembre 1909 par neuf exploratrices originaires d’Amérique du Sud. Jessica Houston transforme ainsi les épopées de conquêtes polaires en un conte alternatif cassant les codes de l'image documentaire glorifiante pour former un héritage inédit des mythes.
L'œuvre Too Enlightened reprend la technique composite des collages par une mosaïque incitant notre œil à remettre en ordre les images morcelées pour en extraire une lecture cohérente. Force est de constater que les propositions sont infinies. En réponse à cette œuvre, la vidéo Enlightened replace au centre de l'attention le paysage et le temps profond de la glace dans l'Antarctique en juxtaposant des images d'archives d'expéditions militaires avec un point de vue aérien filmé par un drone. Ce diptyque contemplatif de plus de dix-huit minutes ne se joue plus de notre sens de l’observation et invite à rendre compte de la résilience et de la résistance de la nature, contrastant inévitablement avec ce temps dont nous ne disposons plus devant le réchauffement climatique.
Davantage qu’une fin de l’histoire, c’est une certaine conception moderne de l’histoire qui s’efface, celle de la capacité de l’Homme occidental à gouverner et à prétendre expliquer le monde.(5)
Les œuvres présentées dans Histoire(s) de territoire(s) nous convient ainsi à «décentrer notre regard»(6) tout en notant l'impact sociétal de la documentation visuelle dans la mémoire collective. Les mécanismes narratifs dominants perpétués sur des territoires convoités mettent ici en lumière les conséquences non visibles qui en découlent. L'utilisation des archives interroge le processus de réactualisation et ouvre les champs des (ré)écritures possibles et nécessaires pour rafraîchir certains récits, donnant la parole à qui de droit et laissant place aux imaginaires collectifs.
Sophie Bertrand
1 - https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003
2 - David D. Plain, https://www.aamjiwnaang.ca/wp-content/uploads/2015/09/Aamjiwnaang-Website-Detail-Modern-History.pdf
3 - ibid.
4 - Le Guin, U.K. (1982), Sur. Publié le 24 janvier 1982, New Yorker. En ligne. https://www.newyorker.com/magazine/1982/02/01/sur
5 - Sallée, F. (2019). La mécanique de l’histoire (p.42). Le Cavalier Bleu. https://doi.org/10.3917/lcb.salle.2019.01
6 - Sallée, 2019, ibid., p. 17